De capes et de crocs (Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou)

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De cape et de crocs est en fait une redécouverte puisque j’avais lu les premiers tomes ado, sans en avoir gardé beaucoup de souvenirs, si ce n’est les deux personnages principaux.
 
Maupertuis, renard français, et Don Lope De Villa Lobos Y Sangrin, loup catalan, sont deux amis qui tombent sur un vieillard, Cénile Spilocio, à Venise. Ce vieillard a besoin de l’aide de gentilshommes pour sauver son fils enlevé par des Turcs. En bons samaritains, les deux amis se rendent sur la frégate où se trouve le jeune homme pour le sauver : ils n’y trouvent qu’un nombre incroyable de Turcs et une carte au trésor annonçant le début de leurs mésaventures, et donc de leurs véritables aventures…
 
Dès la présence de nos deux personnages principaux, on entre dans la perspective de l’hommage fait à la littérature française : on reconnaît en effet très vite les « héros » du Roman de Renart, monument comique de notre littérature médiévale, sous les traits de Maupertuis  (Renart le rusé) et sous ceux de notre canidé espagnol (le loup Ysengrin). Maupertuis est d’ailleurs le nom du château de Renart dans ce même Roman de Renart.
Ce premier hommage est également complété par d’autres références littéraires diverses et variées qui se repèrent au fil de la lecture des aventures de nos compères : Molière, Shakespeare, Cyrano de Bergerac (la pièce d’Edmond Rostand et l’écrivain libertin), la Comedia del Arte, Baudelaire, La Fontaine, Dumas, Hugo… Ces références, plus ou moins subtiles, sont particulièrement bien trouvées et s’intègrent toujours bien au récit, pour n’en paraître que plus naturelles.  
Chaque nouvelle planche est enfin la découverte, dans la gueule de Maupertuis, de toute une série d’alexandrins magistraux formant de véritables poèmes. Voici un exemple de réussite poétique de Maupertuis : « Ô pâle île au-delà d’un océan de nues !... / Nous foulons hardiment tes rives inconnues ! / Fichons-y un drapeau ! Erigeons une croix ! / Mais au nom de quel roi ? De quel dieu ? De quel droit ? / Voyez notre équipage au tour hétéroclite… / Nous ne saurions trancher ! Aussi, je vous invite… / A laisser en orbite étendards et tambours / Pour aborder cet astre à patte de velours. / A la solennité préférons l’élégance. / Aux grands bons conquérants… … De petits pas de danse ! » 
Cette BD n’est donc pas qu’un simple hommage aux grands de notre littérature, elle est aussi une véritable création poétique personnelle sous la plume d’Ayroles, ma foi assez rare dans le neuvième art.
On peut ajouter à cela d’autres références, cette fois cinématographiques ou picturales, par exemple avec le film Alien de Ridley Scott ou Le radeau de la méduse de Géricault (pour ne citer que quelques exemples)...
 
A toutes ces références s’ajoute une histoire très bien construite, vraiment passionnante en ce qu’elle reprend, dans la logique des références sus-citées, les ressorts de divers genres littéraires : la farce, la comédie, le roman de cape et d’épée, le conte merveilleux, l’utopie, le roman de piraterie…  Tous ces genres s’imbriquent parfaitement dans le récit, nous faisant passer d’une grande scène de combat à l’épée à une situation rocambolesque, d’une autre scène incroyable digne d’un roman de Jules Verne à de la comédie-ballet, bien sûr sans tomber dans la caricature (sauf quand elle est voulue). On ne s’ennuie en tout cas jamais, on est même pressé de lire la suite des aventures de nos deux principaux personnages.
Personnages qui, en plus d’être drôles, sont attachants : bien qu’ils soient des animaux, ils représentent tellement bien les qualités et les défauts des humains qu’ils en sont touchants (comme dans les Fables de La Fontaine). Maupertuis est ainsi un courageux bretteur, maniant comme personne le langage, mais en même temps un peu trop fleur bleue et porté sur la bouteille ; Y Sangrin est tout aussi courageux, aussi habile avec son épée que Maupertuis avec ses paroles, mais fier, râleur et phobique des rats.
Si l’on n’excepte Maupertuis et Y Sangrin, on peut citer d’autres personnages récurrents qui voyagent à leurs côtés, tout aussi drôles et attachants : Eusèbe, petit lapin blanc arrivé aux galères on ne sait comment et qui fait craquer toutes les gentes dames tellement il est mignon (mais qu’est-ce qu’il est niais et crédule !) ; Rhaïs Kader, turc qui recherche sa fille ; Séléné et Hermine, jeunes damoiselles bien différentes qui ne vont pas laisser indifférents nos compagnons… Etant là pour contrecarrer les plans de nos héros, citons enfin Mendoza, chef de guerre aussi obstiné qu’un inquisiteur (dont il en a un peu la prestance d’ailleurs) ; Cénile, vieil avare qui ne pense qu’à récupérer le trésor ; Boone, pirate avec un poulet en guise de perroquet qui fait fort penser à Long John Silver (même s’il fait plus rire que peur)…
Par la suite, bien d’autres personnages importants apparaissent, mais je n’en dirai pas plus, au risque de trop en dévoiler sur l’histoire !
 
Quant aux graphismes, là aussi, le travail est remarquable, particulièrement bien soigné.
Le dessin est à mi-chemin entre le réalisme (les lieux, les costumes…) et le cartoon (les grimaces, les mouvements des personnages…) et rend vraiment bien la vivacité ou le comique de nombreuses scènes. Il va d’ailleurs en s’améliorant au fil des tomes, Masbou semblant prendre de l’assurance avec ses personnages et son univers.
Le choix des couleurs est quant à lui plus qu’incroyable car vraiment pictural, puisque symbolique : un moment guerrier et violent sera à dominante rouge, un moment tragique sera à dominante noire, un moment de calme à dominante bleue ou blanche…, accentuant ainsi certaines scènes importantes. Il en est de même pour les costumes des personnages qui, selon leur couleur, vont mettre à jour le caractère prédominant de chacun (gentillesse, bravoure, cruauté…). Ce symbolisme est là encore en lien avec toutes les références littéraires citées précédemment.
 
De cape et de crocs est donc, à mes yeux, un véritable bijou autant littéraire que graphique : cette série est non seulement d’une richesse intertextuelle phénoménale (je suis persuadée de n’avoir repéré qu’une partie infime des références en tout genre, une nouvelle lecture s’impose donc rapidement), mais est aussi d’une richesse dans le choix des couleurs, des tons, dans le trait de crayon. On sent qu’on a affaire à des auteurs perfectionnistes, passionnés, qui veulent faire partager tout cela à leurs lecteurs, jusqu’à créer un univers complet, extrêmement riche et cohérent : il suffit de voir au dos des couvertures de chaque tome les cartographies faites à la manière du XVII-XVIIIème siècles par Masbou pour représenter les différents lieux ou évènements importants de l’histoire !
 
Vraiment mon dernier très gros coup de cœur BD, à lire de toute urgence. J'attends le prochain et dernier tome de ce cycle, prévu en avril, avec impatience !

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